Louis Vierne naît presque aveugle, à Poitiers, le 8 octobre 1870. Alors que sa famille hésite entre Lille et Paris, on pratique sur le jeune Louis une iridectomie (novembre 1877) qui lui permet de retrouver une partie de la vue. A dix ans, il entend Franck à Sainte-Clotilde et en ressort bouleversé : "alors se leva en [lui] l'obscur pressentiment du but réel de la musique". En 1881, il entre à l'Institut National des Jeunes Aveugles. Il y retrouve "l'homme des Béatitudes" qui préside chaque année le concours de l'école. A partir de 1888, ce dernier propose de donner à Vierne, chaque semaine à son domicile, une leçon de contrepoint, et l'invite comme auditeur à sa classe d'orgue du Conservatoire. Mais le père de Louis, Henri Vierne, meurt d'un cancer en 1886, ce qui renforce l'amour paternel et déjà passionné qu'éprouvait Louis pour César. Ainsi le "Père Franck", pour le jeune homme, n'est pas une vaine appellation : lorsque le maître de Sainte-Clotilde disparaîtra, peu après les premiers cours de Vierne au conservatoire, le musicien aura "l'horrible sentiment d'avoir une seconde fois perdu [son] père"

 

Widor succède à Franck à la classe d'orgue du Conservatoire le 11 décembre 1890, et met immédiatement l'accent sur l'exécution. Impressionné par les dons du jeune Vierne, il propose de lui donner gratuitement des cours de composition : "je vous initierai à la musique de chambre [...], à la musique symphonique pour laquelle vous me semblez être né, à la prosodie musicale, à la déclamation lyrique, à l'orchestre. Voilà un programme qui nous demandera des années : vous sentez-vous de force à le suivre et à ne rien négliger pour devenir un musicien complet?" En raison d'une cabale dirigée contre les élèves de Widor, Vierne n'obtient le premier prix du concours d'orgue du conservatoire qu'en 1894. Il devient suppléant de son deuxième maître à l'orgue monumental de l'église Saint-Sulpice, et commence à donner quelques récitals (en France comme à l'étranger) avec un réel succès. La vie semble enfin sourire à Louis Vierne, d'autant qu'il rencontre en 1898 Arlette Taskin, fille d'un célèbre baryton de l'Opéra-Comique, et qui ne semble pas insensible à ses dons de maître-organiste...

 

Il se marie le 20 avril 1899. Un fils, Jacques, naît l'année suivante, celle de sa nomination au grand orgue de Notre-Dame de Paris à l'unanimité du jury. Vierne y restera jusqu'à sa mort, faisant de sa tribune un lieu mondialement connu, où les plus grandes personnalités aimaient à venir. C'est l'époque heureuse des premières symphonies pour orgue, de Praxinoé (légende lyrique) qu'il achève en 1905 avec l'aide de son frère René. En 1906, il se brise la jambe et contracte peu après une grave fièvre typhoïde. Il sen sort à force de volonté, mais l'année suivante une grave crise conjugale menace l'équilibre du couple : le divorce est finalement prononcé en août 1909.

 

C'est au moment où les nuages s'accumulent à nouveau dans sa vie, que Vierne écrit ce qui peut être considéré comme son premier grand chef-d'œuvre : la symphonie pour orchestre. Les trois premiers mouvements, en particulier le lamento, atteignent à une poésie, à une force d'inspiration tout simplement prodigieuse. Car chez Vierne la douleur est la vraie force créatrice, l'application parfaite du mot d'Alfred de Musset :"les plus désespérés sont les chants les plus beaux" Et si les années 1907-1920 sont les pires de sa vie, elles sont également celles de la Symphonie, d'Épitaphe, des Djinns, de Spleens et Détresses, des Préludes et Nocturnes pour piano, du Quintette et de Solitude. En 1916, Vierne part en Suisse pour tenter de soigner un glaucome de plus en plus douloureux : il lui faut supporter de longs séjours en chambre noire, une grave dépression et d'incroyables douleurs, une opération pour une nouvelle cataracte, une pneumonie double. Pour comble de malheurs, son fils Jacques meurt au front, quelques mois avant son frère René, tué le 29 mai 1918. Vierne est anéanti mais compose en leur mémoire son Quintette et Solitude pour piano, qui figurent indiscutablement parmi ses chefs-d'oeuvre.

 

Il revient en 1920 dans un Paris livré aux "snobs" et aux musiciens de jazz. Sans courage et sans argent, Vierne est alors aidé par une jeune musicienne, Madeleine Richepin, qui sera désormais sa grande inspiratrice. Il écrit pour elle de nombreuses mélodies, comme les Poèmes de Baudelaire ou le Poème de l'amour, qu'ils interprétent dans des concerts communs. C'est le temps des voyages et des récitals dans toute l'Europe, mais également aux États-Unis où la notoriété de Vierne est immense. Les admirables Pièces de fantaisie datent notamment de cette période. Mais en 1931, Madeleine épouse le docteur Mallet : ce sera la Ballade du désespéré, pour ténor et orchestre.

 

Les dernières années, résignées, sont adoucies par l'émergence et l'affection d'un élève surdoué : Maurice Duruflé. C'est lors d'un récital commun, le 2 juin 1937, que Vierne est terrassé par une embolie cardiaque. Il est alors aux claviers de son orgue, et vient d'achever l'exécution de sa Stèle pour un enfant défunt. Au moment d'improviser, "on le vit chanceler. Une note de pédale résonna lugubrement comme un appel. Il porta une main à son cœur, murmura quelques mots. On se précipita... Plus rien." (Bernard Gavoty) Mort admirable, à l'image de la vie, et que l'artiste avait appelée de ses vœux.

 

L'aveugle cultive un monde intérieur différent et souvent plus riche que celui des voyants. L'intériorité de la musique de Vierne est rendue tragique par les cruels événement de sa vie, mais ne se sépare jamais d'une poésie enivrante. Comme si le regard de cet homme, selon le beau vers de Péguy, semblait percevoir une lumière inconnue. Cette lumière, nous la retrouvons dans son œuvre : ce sont les parfums, les couleurs et les sons de la Beauté.